Dans les allées, les allées – Loïc Touzé

Le monde est avant ou alors demain. Loïc Touzé fait partie de ces hommes au regard lucide, clair, pour qui aujourd’hui est investi pleinement de ce qui a forgé l’humanité. Les limites du corps sur lesquelles il porte un regard serein apportent à sa danse un moment de grâce qu’il donne sans rien garder.

Alors, on a envie de le regarder danser.

Un solo. Le sien. Il l’a pensé et le danse tout aussi simplement que l’homme vit, aime et meurt, lorsque l’énergie du corps est mise au service du geste, précis, habité par une quête constante du sens.

Puis un trio composé d’un danseur, d’une danseuse et d’une chanteuse. Une harmonie parfaite inspirée d’un dialogue avec le compositeur Kasper T. Toeplitz dont la musique pour voix de femme mezzo-soprano cède le pas à la présence  d’une vibration sonore continue et évolutive.

« Il y avait de la terre en eux et ils creusaient.» Si Loïc Touzé s’inspire de Paul Celan, c’est pour rester aussi fidèle que possible à la justesse de ce que nous transmet la danse contemporaine ; lorsqu’elle consent à livrer ce petit quelque chose d’indéfinissable qui appartient à la fois à chacun et à tout le monde.

Loïc Touzé est cette sorte de danseur que l’on attend au salut final pour lui rendre témoignage, à notre manière, de toute la vérité des chemins sur lesquels il nous a emmenés.

 

Michel Vincenot
15 janvier 1996

Distribution

 

Chorégraphie Loïc Touzé

 

Danseurs :

Loïc Touzé

Latifa Laâbissi

Yves-Noël Genod

 

Chant Isabelle Soccoja

 

Musique Kasper T. Toeplitz

 

Sculpture jean Wirt

 

Lumière Maryse Gautier

 

Costumes Cidalia da Costa

Fessure – Paco Dècina

Lorsqu’il créa cette pièce dans une cour du Festival d’Aix-en-Provence en Juillet 1994, Paco Dècina pressentait que sa danse pût devenir aussi légère et magique que l’air de ces soirées provençales.   Ce lieu, il le voulut déshabillé, sans coulisses ni fond de scène, pour être à la fois dedans et dehors, maintenant et dans un temps lointain. «Il n’y aura que la lumière pour peindre les mondes des interprètes, pour leur sculpter un décor, disait-il. Il n’y aura qu’eux avec eux-mêmes, avec leur rêve, dans un vide qui laisse nos corps devant des murs percés.»

Il l’a dit et l’a fait, au risque que ces solos, duos, trios de danseurs nous soient jetés en pleine figure comme d’étranges images de nos corps, surpris par le vide qui laisse place à toutes ces fessures, ces petites blessures de l’invisible.

Paco Dècina est de ces hommes qui ne badinent pas avec les corps, pas plus qu’il n’accepte de les mettre en danger sur des itinéraires convenus. Il les amène à la frontière de l’invisible parce que c’est là qu’ils prennent toute leur clarté.

Saisissante chorégraphie qui éclaire nos propres morcellements et met en lumière nos sentiments les plus nus. Les danseurs laissent derrière eux – devant nous – la sensation d’avoir renoué avec une multitude de corps en dialogue, sans jamais prononcer un mot, un seul mot de verbiage qui briserait le fil qui les relie au mystère :  celui d’avoir à se taire pour laisser parler l’océan caché derrière nos murs .

 

Michel Vincenot
21 Décembre 1995

Distribution

 

Chorégraphie Paco Dècina

 

Danseurs

Manuela Agnesini

Alessandro Bernardeschi

Paco Dècina

Chiara Gallerani

Donata d’Urso

 

Son Olivier Renouf

 

Lumières Pierre Jacot-Descombes

 

Costumes Regina Martino

Actes chorégraphiques – Daniel Dobbels

À la Commanderie, Festival Plurielles 1995

 

« Dans ce lieu où se produisent sans cesse des événements, la danse ne peut pas être englobante … Seul le geste fragmentaire peut convoquer toute la mémoire. »

Ces premiers mots prononcés par Daniel Dobbels lors du repérage effectué en février dernier disent tout de la Commanderie, mais disent aussi l’essentiel de la danse. Quand la pierre et l’Histoire témoignent des balbutiements de ces corps en pèlerinage qui jadis associèrent en ce lieu le gîte et la source spirituelle, le repos et la mort ; les uns intimement mêlés aux autres. Quand le geste entre en alchimie avec la pierre, c’est le verre et l’eau qui révèlent la transparence de ces corps.

C’est sans doute une des plus belles approches de la danse que l’on puisse évoquer ici. Pour nos contemporains qui portent en eux le désir caché de retrouver l’harmonie du corps et de l’esprit. Pour le danseur et le sculpteur qui se surprennent, secrètement liés l’un à l’autre, au-delà des représentations traditionnelles du corps, le verre est le médiateur d’une danse de la lumière. Car c’est toujours le regard de l’autre qui induit la direction des gestes. Les danseurs ne sont que nos interprètes, et c’est un fantastique échange. « Il faut un corps parce qu’il y a trop  d’obscurité … Il faut un corps pour obscurcir la trop grande clarté.», dit Daniel Dobbels.

En ce lieu, les actes chorégraphiques sont un parcours. Du silence à la lumière, en passant par une danse sonore dont on n’entend que les bruits. Pour vivre quelques instants de grâce dans l’intimité de la pierre et du verre dont seuls les corps peuvent nous suggérer le mystère.

 

Michel Vincenot
29 Mars 1995

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

Sculpteur Emmanuel Saulnier

Danseurs

Sylvie Berthomé,

Brigitte Asselineau,

Christine Gérard,

Yarma

 

À la Commanderie les 1 et 2 avril 1995

De la poudre aux dieux – Jacques Patarozzi

Tout lieu devient sacré lorsque l’homme a décidé de l’habiter.
Quatre hommes sont vêtus de jupes, pour évoquer des costumes traditionnels qui ont habillé l’Occident médiéval ou qui habillent l’Asie d’aujourd’hui ; des vêtements usuels pour le dire autrement. Il a suffi d’un séjour en Inde pour que Patarozzi en revienne le regard transformé :  « Il y a une noblesse des corps, des gestes et de l’habit chez ces populations pauvres qui se respectent dans la tolérance et qui vivent en harmonie avec les lieux qu’ils habitent : la rue, les maisons, les temples »

Mais tout lieu est sacré parce que l’homme a le pouvoir de donner un sens aux chemins traversés par les autres. Chacun peut à sa guise chercher sa direction qu’il faudra appréhender mille fois avant d’en trouver la justesse, à condition toutefois d’ouvrir grand son esprit pour y laisser pénétrer le silence.

La méditation s’installe ainsi. Le temps prend ses repères. Debouts, assis ou couchés, les danseurs atteignent leur point de clarté. Et, tour à tour, la main se pose à plat sur le sol pour prendre à la terre l’énergie vitale qui la relie au ciel. Il y a une sorte de douceur à vivre avec ces différences. Chaque geste participe, dans la précision, à l’harmonie de l’individu. Aucune agitation extérieure ne pourra troubler cette méditation.

Lorsqu’une direction est trouvée, le son de la cloche retentit pour marquer le temps de chacun, devenu désormais le temps de tous. La cloche est la vigilance du veilleur. On s’habille alors le corps de l’offrande de l’autre, reçue dans le creux de la main, telle une onction  transmise religieusement de génération en génération.

L’énergie de cette danse à quatre isole à chaque fois un solo, hors du groupe, mais en parfaite communion avec lui. L’individu continuera d’exister seul, quelque temps, puis il sera à nouveau réintégré au groupe monacal de ces hommes.

Pourtant, à plusieurs reprises, ils se retrouvent identiques les uns aux autres, pour ressouder le groupe, au travers d’un rituel dansé. De petits pas en gestes du doigt qui dessinent un masque sensuel sur le corps pour l’habiller tout-entier. Substitut du vêtement ? Sans doute. Mais au-delà du signe, la nudité du corps témoigne d’un dépouillement intérieur qu’il faut restituer aux autres. Car l’échange est toujours à deux sens. Tantôt le groupe initie l’individu, tantôt l’individu transmet son savoir aux trois autres. Cette pièce est certainement un des plus beaux témoignages de tolérance que l’on puisse apprécier.  Entraînés par la pièce, on ne peut s’empêcher de respirer au rythme des danseurs, de se poser à leurs côtés, de rechercher avec eux de nouvelles directions du regard.

Puis vient le temps du répit. L’énergie se fige au ralenti, tel qu’on l’imagine parfois dans des moments de grâce devant une sculpture qui se met à bouger. Deux hommes s’enroulent l’un contre l’autre, sur fond sonore qui pourrait être une dispute de voisinage. Cependant, le duo poursuit imperturbablement l’enchaînement chorégraphique, comme si l’esprit devait s’affirmer plus haut et fort que l’agitation qui l’entoure. Deux hommes luttent dans une violence à briser les corps, mais la lenteur finit par changer la domination en gestes de protection pacifiante.

Passer de l’état de violence à l’état de paix est une forme de sagesse que l’on transmet. Car, succède à ces instants, un solo d’une danse répétitive offert comme une invitation à danser, à partager. Cet appel au mouvement reconstitue le carré des hommes. Deux à deux, les danseurs se heurtent en un choc frontal qui s’accomplit jusqu’au sol dans une chute merveilleusement retenue. Du combat à la fluidité de l’enlacement, de l’attaque à l’attention affectueuse.

Et c’est exactement ici que nous retrouvons Jacques Patarozzi, dans un propos vraisemblablement universel. De l’Occident à l’Extrême Orient, il doit y avoir une corrélation mystérieuse entre la misère des villes indiennes et les bas-reliefs des édifices romans. Des hommes au visage hideux s’affichent au regard de la rue, tels ces personnages aux allures grotesques qui ornent les tympans des églises ; ou ces figurines de chapiteaux, déformées par le poids du pilier qu’elles supportent. Elles jouent les provocateurs ostentatoires en figeant dans le mouvement de la pierre la jupe que l’on soulève pour voir ce qu’elle cache en-dessous. Tous les hommes pactisent avec le diable. Au Moyen-Age, la messe des fous était autorisée une fois l’an. Ces visions populaires ont sans doute marqué de tout temps les relations entre l’homme et Dieu (ou les dieux)  comme un passage obligé qui autorise ensuite le silence de l’esprit.

La danse prend alors des allures cosmiques. Des sorties en fuite et des entrées rapides refont l’itinéraire du début, et préparent une initiation qui prend à témoin l’univers tout entier. Retrouver la sensation de l’ampleur du tissu en le faisant flotter et claquer sous ses bras, c’est habiter un espace inconnu dans un jeu du montrer-cacher. L’homme est à la mesure du monde. Il peut donc s’essayer à le transgresser dans un vêtement qui ne lui appartient pas tout à fait, mi-femme, mi-homme, ou alors dieu. La danse redonne ainsi toute l’énergie accumulée. Les sauts se reçoivent sur les genoux comme des coulés qui s’étirent indéfiniment vers le haut. Les portés tournoyants unissent l’intimité de la grâce féminine à l’harmonie des hommes qui réapparaissent à la fin en posture silencieuse, sous le passage d’un dieu éphémère.

Jacques Patarozzi dit de lui qu’il a appris à donner parce qu’il a beaucoup écouté ses danseurs. On peut leur faire l’honneur de les nommer un par un : Antoine Effroy, Luc Favrou, Fabrice Loubatières et Frédéric Seguette. Ils sont la matière vivante de la danse.

 

Michel Vincenot
4 Mars 1995

Distribution

 

Chorégraphie Jacques Patarozzi

 

 

Danseurs

 

Antoine Effroy

Ulrich Funke

Sophie Gérard

Claire Haenni

Antonia Pons Capo

Frédéric Seguette

 

Que je ne meure pas tout entière – Claire Haenni / Antonia Pons-Capo

L’une file jusqu’au bout de ses bras toute la volupté du monde. L’autre démarre sur ses jambes comme une voleuse de feu ; toutes les deux avec un petit air de ne pas y toucher.

L’une s’appelle Claire Haenni, l’autre Antonia Pons-Capo. Elles sont danseuses dans la compagnie Balmuz / J. Patarozzi et signent leur première chorégraphie. Pour la circonstance, Fabienne Soula et Jacques Patarozzi ne sont que les témoins attentifs et délicats de leur aventure.

Comment peut-on danser un duo aussi harmonieux,  aussi  joli lorsqu’on est aussi dissemblables ? C’est sans doute un mystère inhérent à la danse où l’on apprend à s’écouter l’une-l’autre, de la tête aux pieds.

Leur point commun : la finesse, tant dans le propos que dans l’exécution, comme sur un fil de soie où l’on chuchote des petites complicités à la recherche de la mémoire perdue. Car, après tout, ça n’est qu’une histoire d’enfants, comme toutes les histoires de petites filles qui s’apprivoisent jusqu’à provoquer une chamaillerie « qui pique partout ».

Au premier abord, on se demande où elles sont allées chercher un titre aussi énigmatique. C’est après que l’on découvre que l’une est l’écho de l’autre. L’une s’effaçant derrière le masque de l’autre pour échanger leur visage en préservant cette part irréductible qui appartient à chacune. Lorsque le geste a le pouvoir de débusquer de la sorte les apparences trompeuses, cela s’appelle de la danse.

Puis vient le temps d’une belle respiration, ventre sur la balançoire, comme pour y découvrir un monde à sa mesure. De petits pas effleurés sur le sol en relevés de jambes sur le côté, elles tissent le cocon de souvenirs que l’on croyait inaccessibles. Elles jouent sur le calme et la nervosité, l’imaginaire contre les obstacles du réel. Deux petites chipies, surprises de retrouver leurs images du passé, se calquent l’une sur l’autre, pour offrir au spectateur un personnage à deux faces, tantôt fluide, tantôt haché à la manière du couperet qui rappelle étrangement que, jadis, on s’est laissés troubler par les frissons de l’enfance.

Tous les enfants pleurent. Quelque chose doit s’être cassé dans le monde des grands qui n’ont plus le temps d’être émus. Claire et Antonia nous réapprennent à voler comme l’oiseau. Elles réinventent leur univers pas à pas, avec précision. C’est frais. C’est émouvant. Ça vient comme une générosité non calculée.

« J’ai ouvert le stylo pour voir ce qu’il avait dans le ventre .» Elles y tenaient à cette petite phrase de Sabine Macher. Elles nous ont ouvert magnifiquement à leur danse, et le stylo a livré ses secrets.

 

Michel Vincenot
25 Février 1995

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Claire Haenni et Antonia Pons-Capo