Leg acy, solo – Iris Karayan

Leg acy, solo – Iris Karayan

Au Duncan Centre de Prague, Iris Karayan remporte le premier prix du Jarmila Jeřábková Award 2010 pour son solo « Leg Acy » interprété par Chara Kotsali.

 

 

Manteau noir et jambes nues, Chara Kotsali danse sur la musique imposée du compositeur tchèque
Jiří Teml.

Si la musique tranche dans le mouvement de la danse, les gestes de la danseuse sectionnent dans le
mouvement de la musique, au point qu’elle en devient elle-même instrument musical.

Chara Kotsali joue avec la musique et se mesure à sa vitesse. Sa virtuosité est surprenante.
Ce qu’il est difficile de concevoir est imaginable pour la danse qui réunit entre eux des éléments
contradictoires : la verticalité et l’horizontalité. Et l’espace prend corps dans la synthèse des deux.
Tension du corps tiré vers le haut, verticalité de la marche et de ses appuis ancrés dans sol, et
horizontalité de la ligne des bras qui ouvrent l’espace de la musique à celui de la danse.

Ainsi la danse et la musique deviennent acteurs de la spatialité. Les tours rapides entraînent la musique de Jiří Teml, et les deux ensemble génèrent le sens du corps dans ce qu’il a de plus abouti.

Intelligence de l’espace en effet qui amplifie les trois dimensions du territoire de la danse. Les pieds
sont plantés dans le sol ; les jambes dessinent des lignes rythmiques impeccables, tandis que le haut
du corps reste droit dans des courses impressionnantes, quasiment mécaniques, qui évacuent la
densité de l’énergie par des regards échappés dans toutes les directions du plateau.

Dans cette trajectoire, les mains n’expriment jamais le toucher sensuel pour garder toute la pureté du mouvement, rien que la pureté du mouvement. La rapidité de la danse transforme les doigts en des traits invisibles. Dépourvus volontairement d’expressivité, ils sont le prolongement de la ligne des bras dont on ne garde en mémoire qu’une trace furtive imprimée sur nos rétines.
Les mains ne se dévoileront qu’à la fin pour habiller le regard d’un visage véritablement offert aux spectateurs.

Cette présence-là n’appartient qu’aux excellents interprètes.

Ce solo compose avec les variations du geste. Ces variations sont la pertinence de l’écriture chorégraphique de Chara Kotsali et Iris Karayan qui ont chorégraphié ensemble ce solo.

Il dure huit minutes. Il est d’une rare intensité. C’est un pur joyau.

 

Michel Vincenot
4 décembre 2010

Distribution

 

Chorégraphie Iris Karayan et Chara Kotsali

 

Danse Chara Kotsali

 

Musique Jiri Teml, Works for Harpsichord

Production: ZITA dance company, 2010

 

Photo © Vojtěch Brtnický

Solides, Lisboa – Eléonore Didier

Solides, Lisboa – Eléonore Didier

Dans l’espace blanc ouvert au silence, seuls quelques bruits de rue, venus du lointain, portent Eléonore Didier de la vie quotidienne au plateau épuré. Cette interprète subtile voulait pour l’occasion quitter la danse, juste un moment, le temps de s’affirmer femme d’abord plutôt que danseuse, et de mettre des images en mouvement comme on construit une séquence photographique. Des images qui danseraient à son insu, sans elle en quelque sorte.

Mais voilà que la danse la rattrape, intense et maîtrisée jusqu’au bout de son regard, de ses bras et de ses jambes.  Femme, elle se livre dans la retenue d’un silence limpide ; et danseuse, elle fait le tri entre le superflu du geste et l’essence du mouvement. Elle hypnotise le regard et met l’intelligence dans un état du corps qui « solidifie la pensée », selon ses propres termes.

Elle entre sur le plateau, habillée, mais à quatre pattes. Elle en sortira nue.
Cette image de la bestialité rappelle que nous portons dans nos bagages les origines de l’animalité, et, d’une certaine façon, les fantasmes sexuels dont la femme est l’objet.

Mais l’essentiel est ailleurs, dans une épuration nécessaire. La nudité réhabilite notre humanité originelle, « […] cette ultime enveloppe du corps, dit-elle, sa surface, cette dimension où le corps existe dans l’instantané d’un début et d’une fin, d’une naissance et d’une mort.»
À cet endroit, on ne peut plus tricher. La nudité du corps ne peut se dire que dans le dépouillement et la sobriété du geste. Le corps devient alors la consistance de l’intelligence et de la pensée.

Rien n’est laissé au hasard. Chaque posture résonne instantanément en d’autres plans et dans d’autres directions ; des contrepoints discrets qui ouvrent à d’autres émotions et qui changent la nature du regard. C’est sa façon de raconter l’histoire, la sienne, après sept années passées à Lisbonne, et sans doute celle des autres que sa danse mettra en mouvement.

Elle marche à quatre pattes, disions-nous, se fixe, ouvre la jambe et s’échappe sur le côté. Le regard recentré sur le sol ou adressé au spectateur, elle pivote sur les genoux et change de direction. En appui sur les doigts qu’elle déroule, elle avance en s’élevant, se redresse et s’effondre. La danse d’Eléonore est faite de mille et une petites connexions délicates qui se nourrissent de la pensée en constante ouverture. Mais pour cela, il faut une prédisposition intérieure. Le silence est le lieu de cet état qui déploie l’imaginaire dans l’excellence. Eléonore Didier a le talent de nous en faire explorer tout l’espace. Sur le son d’une cloche qui rythme le temps, elle va le chercher du bout des doigts et le ramène à elle. En réponse, c’est l’espace tout entier qui l’enveloppe. Elle descend, se recentre et trouve une échappée des bras et des mains.

Elle ira jusqu’au bout des postures de la nudité : au sol, dessus, dessous, et à côté de la table ; lovée, à quatre pattes, ou debout, elle démultiplie les énergies invisibles de l’espace dans toutes ses dimensions. Le corps en devient le façonnier et non l’exécutant. Deux doigts en forme de pistolet et la scène de la mort qui s’ensuit : elle se déshabille et range ses vêtements en écho à son propre corps qui projette au sol sa propre image, ou la trace qu’il en reste.

Elle refait la scène, nue cette fois-ci, comme une mémoire ultime qui revient et dénude, dépouille le corps, le ramène à sa condition originelle. Après avoir détruit sa propre image, elle se relève, recule lentement, regarde au sol l’ombre d’elle-même et disparaît. Dilemme de la mort et de la vie qui renvoie à la naissance, et force de la vie qui évacue le non-sens.

Quand elle se redresse lentement derrière la table, face au public, elle s’élève jusqu’à l’infini. Cette qualité d’élévation amplifie la hauteur. Mais c’est la nudité qui ne cesse de la grandir. Et dans le trajet inverse, elle se liquéfie lentement dans une magnifique descente au sol, le long de son partenaire, neutre, mais étonnamment présent. La conscience de revenir au sol d’où elle est venue justifie l’élévation, après avoir transformé son image et notre regard, le nu prend chair dans la pensée. La beauté.

 

Michel Vincenot
24 octobre 2009

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Eléonore Didier

Avec la participation de Vincent Thomasset

 

Photographie Pascal Dupoy

La storia – Ennio Sammarco / Jean-Emmanuel Belot

Cette histoire sans narration s’apparente au symbole fondateur [l’archétype] plus qu’au récit anecdotique. En somme, La storia serait une genèse des fondements communautaires de l’homme sorti tout droit de l’animalité. Ennio Sammarco et Emmanuel Belot en déconstruisent les strates, les empilent, mélangent les époques et les références historiques. C’est la musique qui est le moteur de la construction et de la déconstruction.

Paradoxe : si le mythe est démonté comme les pièces d’un puzzle que l’on disperse, la chorégraphie est construite de façon rigoureuse sur des éléments épars et contradictoires qui tentent d’exister ensemble, et qui donnent de ce fait une dimension multiple à cette création. Pluralité des individus qui durent apprendre à coexister avec l’animal en se dotant d’histoires fictives. Elles constituèrent par la suite un imaginaire collectif.

Ce que l’on s’attarde à défaire ici tente de trouver ailleurs un avenir, une échappée de sens dans lequel chacun peut y retrouver un petit brin de soi-même. C’est ainsi que, par des approches successives, l’humanité a développé ses territoires de conquête qui furent aussi et paradoxalement son apprentissage de la communication. L’homme prédateur de l’homme construit ses horizons sur l’histoire et les ruines des autres, parfois même sur leur mort physique ou symbolique. En cela, cette pièce est toujours d’actualité. La prouesse de cette chorégraphie consiste à agencer ces bribes de situations, de corps éparpillés et d’attentes improbables. Elle les articule ensemble et offre un spectacle qui grandit en intensité du début jusqu’à la fin.

C’est par une chanson que commence le spectacle sur les accords d’une guitare folk, comme au temps de la conquête de l’Ouest. Au sol, la terre craquelée du désert n’est autre qu’un assemblage de territoires arbitraires qui voleront en éclat quelques instants après. Le seul fondement de ce qui pourrait ressembler à une structuration du groupe est la note continue et répétée d’une guitare basse, venue du fond de la mémoire, à laquelle chaque individu vient superposer la sienne. Une, deux, trois, sept notes d’individualités, puis des accords de guitare qui finissent par s’assembler en des harmoniques incertaines et saturées, sur des frappés de pieds d’une danse tribale. Pendant ce temps, la danseuse avance au lointain, d’abord au sol, puis debout. Ce début de trajet en dit long sur l’avenir du groupe en construction. Celle-ci laisse imaginer la suite de la composition.

Les avancées et les reculades défrichent une terre à inventer : tourner en rond, danser sur le sol hostile dans l’incertitude des attentes, des appels, des regards observateurs et des hésitations chaotiques. À cet égard, la première rencontre en duo est signifiante. Les jetés au sol, les portés-roulés sur le dos, mais surtout les marches dos à dos sont l’expression de la construction aléatoire du groupe dont on ne mesure pas d’emblée la nécessité. Il faut accepter de perdre ses signes distinctifs, de se mettre à nu, d’accéder à de nouvelles naissances sous le regard intrigué des autres. C’est le fondement de l’ouverture du regard sur l’étendue lointaine.

Le deuxième duo d’un homme et d’une femme nus, dépouillés de leurs peaux de bêtes, est la charnière de la pièce. En effet, si la fourrure a la fonction première de protéger l’animal en l’enveloppant, la peau contre la peau est la marque singulière de l’homme. Assise sur son partenaire étendu sur le côté, elle prend appui sur le genou du danseur, monte à quatre pattes sur son dos. Cette construction essentiellement tactile se termine par un porté qui s’étire du sol au sommet. Ce magnifique toucher primordial met le regard en élévation au-dessus de l’espace, et dans les quatre directions. Loin des clichés sensuels, ce toucher si particulier libèrerait donc la hauteur. C’est ainsi que la magie de la danse opère. Ce premier contact constitue ainsi la genèse du groupe, désormais capable de transmettre le geste, de prendre la main de l’autre, de la déposer délicatement sur un micro et, plus tard, de souffler la parole dans le creux de l’oreille. À chacun sa parole, mais elle est chaque fois transmise.

Lorsque le temps se dégage de ses carcans, la danse et la musique s’accélèrent dans la superposition des plans et des strates, car La storia opère à la fois sur la profondeur de l’espace et sur l’épaisseur de l’expérience temporelle intégrée, puis assumée par l’individu. Deux hommes au lointain dialoguent d’une même voix, ou plutôt tentent un monologue à deux qui met en évidence la complexité à fixer les références partageables. Le texte écrit est le ciment de la parole. Peut-être, mais il est en même temps volontairement inaudible, comme le seront les citations des Métamorphoses d’Ovide et Amérique de Baudrillard. Mais inaudibles ou entendues, les références sont le socle de la cohésion du groupe qui a formalisé ses règles, dussions-nous tout démolir un instant après : le texte, le corps et le mouvement ne sont plus qu’ombres déchirées derrière l’écran de papier. L’équilibre du groupe n’est jamais acquis.

Ainsi, des origines à la modernité, Emmanuel Belot et Ennio Sammarco mélangent les citations et les strates de l’histoire, jusqu’à singer les petites danses désuètes autour d’un micro, telles qu’elles sont exhibées dans les shows télévisés. L’homme est dépendant de l’instant présent sans recul, dans lequel il se complait momentanément. L’illusion du consensuel anéantit les fondements du passé et la sagesse de s’y référer : « Je regardais derrière son crâne pour voir la plaine […] Toutes les choses se tiennent […] J’ai été dépossédé de mon père et de ma mère… » Citations parmi d’autres d’un chef sioux et de Jim Harrison, relayées par la voix juste et émouvante de Cynthia Phung-Ngoc.

Dès lors tout s’enchaîne ou plus exactement se déchaîne dans le dédale de la confrontation des situations, particulièrement bien composées. En effet, pendant une course folle au sol, un couple s’en va l’air de rien en parlant, croisant au passage un combat de bêtes humaines jetées dans une transe collective. Survie individuelle, mécanisme de pouvoir nostalgique qui traverse le plateau dans la caricature d’une marche militaire, ou rituel fondateur de la communauté ? Tout cela à la fois sans doute, car c’est avec le recul que l’on pourra dire ce qui a fondé le groupe et ce qui lui a permis de traverser le temps. La conquête de l’espace n’a de sens que par la conscience qu’ont les individus de regarder le plus loin possible. Témoin ce magnifique trio de deux hommes qui transmettent à une femme un porté vertigineux, un regard vers le lointain, une élévation vers l’avenir. S’il faut toujours imaginer le lendemain par nécessité de survie, « il n’est jamais trop tard pour faire renaître ses origines.»

Celles-ci sont fixées dans les représentations qui ont bâti la culture des communautés primitives.
La figure du totem en résume toutes les questions : la vie, la mort, les croyances et les tabous.
Et finalement, la sagesse, c’est de considérer qu’il n’existe dans la vie que deux réalités absolues :
la naissance et la mort. Entre les deux, tout est relatif.

Dans dans cette histoire, l’animal aura servi de modèle à l’homme, mais celui-ci devra nécessairement se construire dans la cohésion du groupe auquel il doit une part de son identité ; une genèse de la conscience qui démarque l’humanité de ses origines, entre levers et couchers du soleil.

 

Michel Vincenot
31 octobre 2009

Distribution

 

Conception :

Ennio Sammarco et Jean-Emmanuel Belot

 

Interprètes :

 

Caroline Allaire

Jean-Emmanuel Belot,

Vidal Bini,

Laura Frigato,

Cynthia Phung-Ngoc,

Ennio Sammarco

Josselin Varengo

 

Composition sonore : Josselin Varengo

Création lumières : Christian Toullec

 

Diffusion : Marie Mallaret Doukhan

 

Rillieux la Pape
16 octobre 2009

L’écharpe grise – Daniel Dobbels

L’écharpe grise – Daniel Dobbels

« Tenir toutes choses à leur naissance », dit Valère Novarina. C’est la prééminence de la danse lorsqu’elle prend en considération la destiné du corps et son cortège de questions irrésolues.
Le geste d’abord, dont on ne sait pas exactement où il gît, d’où il provient, et pourquoi il surgit à cet instant précis. La mort ensuite, dont on peut penser qu’elle est, sans relâche, le moteur de ces gestes essayés, abandonnés ou perdus, ou mille fois retrouvés, jusqu’à laisser poindre le plus juste, le plus habité d’entre eux afin de donner un sens clair au corps en mouvement.

La clarté est une constante dans l’écriture de Daniel Dobbels. Il y concentre paradoxalement en un temps visible tous les présupposés invisibles du geste, et du corps qui les rassemble. Comme s’il était vital de garder les yeux ouverts dans les parcours tortueux où l’homme trouve son compte à chercher une cohérence dans les contradictions de sa propre existence. Il y trouve non seulement son compte, mais il en devient inventif. Il « compose avec », belle expression, dont l’étymologie “déposer, s’arrêter ensemble” est tout un programme. Car il s’agit bien de déposer ces éléments épars et d’en reconstituer, à terme, une direction qui soit signifiante pour l’homme : assumer des réalités aussi radicales que celles de la vie et de la mort.

Et pour échanger cette composition, il faut une interprète – là, immédiatement, dedans, investie au cœur de la danse – qui pressent avec subtilité la complexité de ces contradictions de l’humain. Carole Quettier est cette interprète, ce veilleur du dedans. Elle habite intérieurement la danse avant que le geste tente de lui échapper – de nous échapper -, et transforme ainsi l’éphémère en durée, sans qu’à aucun moment le mouvement ne soit fixé en un cliché photographique, ou dans une pose confortablement esthétique.

Mais la composition ne peut véritablement aboutir que s’il y a conjonction entre chorégraphie et interprétation. La danse, incessante genèse entre un chorégraphe et un interprète, livre pas à pas le sens des combinatoires, met à vif les paradoxes, et ouvre une perspective lisible, jusqu’alors insoupçonnée.

Toute perspective est d’abord un temps « d’avant le commencement », venu de nul endroit. Le dos dénudé en est le terrain vierge, à nu de chair, qui installe l’instant présent contre toute précipitation.
En appui sur un pied, l’autre posé derrière en extension sur la pointe, la danseuse refait mentalement ce chemin de l’inextricable pour en extraire la clarté, dirigeant son regard vers des profondeurs silencieuses.

Le défi est peu banal quand il est question de composer avec les contradictions du mouvement pour en dessiner des lignes de force structurantes. Sur des jambes nouées entre elles, sur un bassin verrouillé, les bras montent, les mains se rejoignent au dessus de la tête, les doigts s’entrecroisent et se bloquent entre eux. De cet entrelacs compact, deux index émergent pour déposer sur la bouche une parole au bord de la naissance. Passé ce signe prémonitoire, le corps dénoue dans une marche claudicante les prémices d’un parcours encore improbable.

Cette succession de postures génitrices – si l’on m’autorise cette métaphore – est combinée de telle façon que l’on finit par penser que le corps sensible pourrait émerger de sa propre complexité chaotique. « Un corps, dit Dobbels, ne pourrait-il se tenir là, au cœur du premier crépuscule comme un dos nu, s’avancer de nulle part, dessiner les traits de l’autre parcours, plus mobile que la mort, et décrire cet espace libre comme une écharpe grise ? »

La mobilité de ce parcours est annoncée par des événements (presque) sans importance qui se déclinent sous des formes que l’on ne pouvait encore concevoir. Au fur et à mesure que le geste est installé – bien installé -, il produit un autre signe en un autre endroit, comme si le vocabulaire du mouvement faisait appel à des forces non encore identifiées pour interférer sur d’autres gestes qui viennent s’inscrire simultanément en d’autres régions du corps : « les traits de l’autre parcours« , dit Daniel Dobbels.

Ainsi, la joue est réactive à l’approche de la plus imperceptible source de chaleur d’un bras ou d’une main. Ce faisant, le corps tout entier se met en mouvement : les coudes se touchent et provoquent une vibration ; venue du pied, l’élévation depuis le sol combine ensuite l’autre jambe et les mains ; l’impulsion du genou posé sur le talon au sol déclenche les résonances du sursaut avant la mort.

Non seulement ces transferts de sens permanents régénèrent le vocabulaire de la danse, mais ils portent, dans un espace à défricher, le sens du corps, du geste, de l’implication du mouvement, et ouvrent à la perception d’une autre temporalité.

Dobbels, le magicien des situations paradoxales, met la danse en état de création primordiale (au sens de l’origine) : pieds écartés, ancrés dans le sol, cuisses à l’horizontale d’un grand plié stoppé à mi-hauteur, la tête se pose sur le genou et y transmet des ondes vibratoires. Les mains reçoivent dans le volume de l’air des formes invisibles, tandis que les doigts qui se posent délicatement sur l’omoplate réconcilient le dos avec le corps lui-même, comme s’il consentait à se laisser traverser par un flux étranger d’énergie génératrice.

Dans ce dédale de mouvements en opposition de directions, dans la confusion des pensées contradictoires de l’humain, le corps retrouverait donc son intégrité dans la réaction en chaîne provoquée par l’audace d’un geste qui surgit dans un corps formaté.

Dobbels dérange les postures installées au point qu’il en détourne le sens et le porte en d’autres lieux du corps. Les avant-bras superposés à l’horizontale viennent en écho aux pieds croisés au sol ; la main posée derrière le cou génère une descente au sol sur le tibia ; les impulsions des bras au sol mettent le corps en construction de mouvement ; un visage qui s’échappe s’écarte des mains prédatrices ; les lâchés de bras viennent en contrepoint de la retenue, cette prise de distance si nécessaire au discernement.

En musique polyphonique, le contrepoint définit les principes de superposition des lignes mélodiques (Le Petit Robert), créant ainsi la dimension spatiale. De la même façon, «L’écharpe grise» met en connexion ces éclats d’espaces et reconstitue le puzzle de ce corps dispersé, enfermé dans les limites de ses petits microcosmes.

Les signes peuvent alors s’écrire par les doigts dans l’immensité de l’air. Couché sur le dos, l’homme se redresse comme si l’on en dépliait le corps, qui ouvre, de ce fait, l’espace sur d’autres lignes. Celles des échappées vives et libres.

Bienfaisante mort des signes convenus qui réinvente un espace à la dimension créative de l’homme.

Michel Vincenot
30 juin 2008

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Danse Carole Quettier

 

Musiques : Nick Cave The mercy seat, the Lire of Orpheus

Bert Jansch The needle of death

Johnny CASH Hurt.

 

 

Photographie Laurent Philippe

Daybreak – Erika Zueneli

La nuit a effacé les doutes et lissé les contrastes.

À l’aube, les formes indécises sont restées suspendues dans l’attente d’une métamorphose, jamais vraiment possible, ou alors démesurément espérée. C’est pourquoi l’oiseau ne danse pas au lever du jour. Il observe, sent l’air avant de s’envoler, tandis que la danseuse pose son poids dans le sol, jambes croisées, puis ventre contre terre. C’est sa seule raison de partir.

Sans le sol, il n’y a pas d’air, il n’y a plus rien qui puisse justifier une trajectoire qui mettrait en question les transformations liées au temps et aux matières physiques, « les fragmentations de l’âme », dit Erika Zueneli, dont la posture est l’état premier, minimal, pour renouer avec soi-même.

Le désir est alors soumis aux pulsations constantes du flux sanguin, le rythme du temps avec lequel il faut composer.

Erika Zueneli est un oiseau du sol qui sent le jour poindre au lever du soleil, sous la lumière rasante qui effleure l’horizon. Elle nous met en émoi sur la plus petite vibration et livre l’incandescence de cette masse opaque que l’on appelle « corps ».

Erika pratique une sorte de sagesse, entre philosophie indienne et danse tribale, qui laisse au corps l’espoir de franchir le seuil du possible au-delà de la matérialité visible. La métaphysique du mouvement en quelque sorte. Elle est vive, précise, fait bouger en harmonie le moindre détail de ses membres, doigts, pieds, tête et bassin, jambes entrelacées ou écartelées vers l’infini. Mais le regard est toujours dirigé vers une destination mentale qui n’appartient qu’à son intimité. Ce qui constitue l’architecture du rythme corporel devient une composition humaine. Toutes les composantes y sont résumées : l’énergie, le temps, la sexualité, la solitude, l’altérité… le tout mélangé à une pulsion qui tente de la porter ailleurs et de lui ouvrir un chemin qu’elle n’a pas encore exploré.

L’immobilité est un préalable pour poser les choses, avant que l’on s’emballe sur quelque narration qui nous ferait plaisir et qui satisferait nos attentes. On attend que l’oiseau s’envole, mais le mouvement s’enracine dans la terre, palpe, touche, prend la mesure de la densité du sol. La caresse sensuelle nous tient alors par le poids.

Sa trajectoire est unique. Chaque individu a la sienne, certes, mais il s’agit pour elle de tourner en rond, de traverser l’obsession dans la rapidité pour rattraper le temps perdu. Dans ce parcours, elle y explore les sentiments de puissance et d’impuissance. Ce que l’on rêve, mais aussi ce que l’on abandonne.

Elle avance sur sa ligne, expérimente, tente l’inimaginable et revient à sa position de départ.
Mission impossible ?
Mission tentée, et ce faisant, elle a cheminé avec élégance sur des appuis de pieds et des tensions de doigts qui nous emportent avec elle.

Une course vers ce qu’on ne peut jamais atteindre.

 

Michel Vincenot
14 mars 2008

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Erika Zueneli