Lest – Patricia Kuypers

Dans l’improvisation, si l’on ne sait pas exactement où l’on va (bien qu’on sache précisément où l’on conclura), on sait en revanche d’où l’on vient et où s’opèrent les moments de rencontre. Cette disposition-là est fortement liée à l’état de perception pour lequel on ouvre tous les sens, ou au contraire que l’on ferme, pour toutes les raisons qui sont liées à l’histoire du moment et au parcours de chacun des êtres.

Le corps du dedans, sollicité par des matières-du-dehors, doit en extraire l’essence en traversant d’autres corps. Cela fera sans doute sourire l’une des interprètes du moment (16 mars au Théâtre Saragosse) qui se surprend et qui nous surprend à demander un droit de passage dans le corps de son partenaire. Cette sollicitation est plus profonde qu’il n’y paraît. «Laisse-moi passer» est une injonction des plus banales. D’ordinaire, on s’efface pour laisser le passage, ou alors on oppose une résistance violente. Et c’est le conflit ou l’accident. Ici on suggère, au contraire, que l’autre partenaire puisse s’ouvrir à la proposition dérangeante qui lui est faite. L’improvisation étant liée expressément aux états du moment, il faut rester conscient (c’est-à-dire humble) de ses propres capacités à accueillir ou à refuser ; à accompagner ou à déployer le rendez-vous proposé. Il serait donc plus honnête d’écrire un texte après chacune des improvisations, fussent-elles regroupées sous un même titre générique. «Lest», le poids assigné, puis dévié en chute, en fluidité, en métamorphoses (au sens simplement étymologique), ou en touchés façonneurs d’espace(s).

Il y a comme une régulation spontanée du corps à chercher ce qui lui est nécessaire. A cet instant précis. Sans anticiper (c’est-à-dire sans fermer les champs possibles d’exploration) sur un événement à venir dont il ne connaît a priori ni la nature ni la consistance. La bulle d’air, par exemple, est donnée pour être légère par la vision qu’elle déclenche, et pesante par le volume qu’elle occupe dans l’espace. Si elle évoque la légèreté par les trajectoires qu’elle dessine, elle suggère aussi le poids rendu visible par la faculté qu’il a de se mouvoir. Du poids au mouvement, la proposition de Patricia Kuypers et de ses complices prend ainsi une autre évidence. Alors que le corps doit à tout moment préparer ses déplacements pour jouer avec sa propre masse, il entre en résistance avec d’autres corps qui ont eux aussi leur propre existence. Mais ils peuvent à tout moment devenir des partenaires lorsqu’ils développent l’intention et l’énergie qui ont été sollicitées par les autres, comme une demande venant de corps pesants qui ont, eux aussi, leur propre résistance.

Comment peut alors s’écrire la danse dans les conditions de l’improvisation ? «La composition» est la réponse la plus adéquate, si l’on considère que le corps doit sans cesse composer avec le temps. Il maîtrise d’autant moins le temps qu’il doit le partager avec les autres. Dès lors, les danseurs doivent combiner entre elles les perceptions venues de l’espace qui prend vie et qui dure, pour les façonner en cohérence avec un corps qui reçoit d’emblée ces matières brutes ; matériaux étranges ou étrangers qu’il faudra «raffiner» pour qu’ils soient recevables et lisibles.

Et lorsqu’il réussit à entendre l’intention qui sourd chez l’autre partenaire, le danseur peut alors devenir le prolongement du poids de l’autre devenu mouvement malléable, généré presque malgré lui. La danse porterait donc en elle la capacité d’écrire le mouvement dans un échange de l’un à l’autre, « un échange thermique » ou un « échange de fluides » ; du toucher à l’espace pour le danseur, des doigts à la terre pour le potier.

Franck Beaubois, l’un des danseurs-improvisateurs, souhaitait spontanément et sans état d’âme que fût introduit «le tour de potier» dans l’environnement de cette danse improvisée. L’argile épaisse et lourde (mais aussi matière tactile) compose le mouvement venu du poids. Mais elle se déforme, et change au passage le sens et la vision des choses. L’opacité du corps consentirait donc à livrer ses transparences au travers des vibrations massives relayées par les ondes de l’eau devenues presque solides. La peau, membrane de l’écoute, serait alors le transmetteur d’ondes, à la frontière du dedans et du dehors, sensible au moindre souffle perturbateur qui interpelle nos habitudes. Au cas où nous viendrait l’idée de ne jamais changer d’espace.

 

Michel Vincenot
17 mars 2000

Distribution

 

Chorégraphie Patricia Kuypers

 

Improvisation avec

Claire Filmon

Pascale Gille

Franck Beaubois 

Patricia Kuypers

 

avec la participation active de Michel Delvigne, faiseur de lumière et déclencheur d’avalanches

 

Festival de danse 2000

4+1 (little song) – Catherine Diverrès

Derrière l’enfance, se cache la cruauté du monde. Entre l’enfant triste de Rimbaud et l’enfant aux paupières cousues d’Aldo Naouri, Catherine Diverrès tranche dans lunivers de ces enfants perdus à tout jamais pour avoir côtoyé de trop près les adultes assassins.

Catherine Diverrès, la poète d’où résonnent les souffrances du monde, confie à 4 danseurs + 1 (celui qui cristallise la cruauté du propos) l’excellence de mener jusqu’au fond le désarroi d’une humanité qui transmet le pire à sa descendance : les enfants meurtriers. Et dans cette histoire, la danse nous offre un paradoxe : elle surgit du silence par l’écoute extrêmement précise de cinq interprètes entre eux ; entre la pulsion de mort dont il est question et l’attention aux autres que nous transmettent les danseurs. Paradoxe d’une enfance qui reproduit le mythe de Caïn et Abel, après qu’elle ait perdu définitivement l’occasion de sublimer ses pulsions dans un imaginaire, fût-il fantastique. «Pourquoi alors continuer de flatter Pinocchio qui est en chacun de nous en l’incitant à conférer à son enfant une stature angélique ? Ne vaudrait-il pas mieux lui dessiller une bonne fois pour toutes le regard et l’encourager à fabriquer une vraie crapule, seule stature capable d’affronter, un jour, la cruauté de ce monde où on l’a fait venir ?» Vision radicale du pédiatre Aldo Naouri, mise en regard du “Bateau ivre” de Rimbaud : «Un enfant accroupi plein de tristesse lâche un bateau frêle comme un papillon de mai».

Cet entre-deux-mondes jeté avec réalisme et tenu par la délicatesse de Catherine Diverrès est l’endroit le plus sensible et sans doute le plus juste pour dire l’humain, entre le cœur et le robot. L’endroit très exactement précis où l’être, enfermé dans son propre monde, se voile la face et se ferme à l’écoute de bras désespérés et de corps en échappée. Il mâche du chewing-gum pendant que le monde s’entretue… Silence tout le monde, on tourne du tragique à la télévision.

Le silence en effet, parlons-en. Contre-pouvoir d’un monde qui a perdu la tête. Une bille roule dans le noir pendant que le corps s’efface. Elle emporte avec elle l’univers de l’enfance devenu absurde. Entre chocs violents et disparitions subites qu’on ne veut plus regarder, des drames surviennent en pleine lumière. Des enchaînements d’événements que l’on ne veut plus voir par crainte de devenir aveugle. «Regarder, c’est l’intention de voir» disait récemment un adolescent de ce monde-là. Mais il faut être particulièrement lucide pour affirmer cela aujourd’hui. Il faut avoir une idée précise de l’enchevêtrement de l’être au monde, de ces sauts, de ces évitements ou rencontres que cinq danseurs portent à l’évidence de notre regard et de notre cœur.

Et si, au bout du compte, Catherine Diverrès fait s’entrechoquer deux univers : la réalité violente et la poétique de l’imaginaire, c’est pour laisser en attente une étincelle encore possible dans l’entre-deux des hommes, suspendu au petit chant fragile du «ciel par-dessus les yeux».

 

Michel Vincenot
13 mars 2000

Distribution

 

Chorégraphie Catherine Diverrès

 

Danseurs :

Carole Gomes

Osman Kassen Khelili

Nam-Jin Kim

Isabelle Kürzi

Fabrice Lambert

 

Création 10 mars 2000, Rennes

Quarante paysages fixes mis en mouvement – Valérie Rivière

Perversité de l’amour ou érotisme subtil ? Valérie Rivière a l’habitude de traiter les choses de façon radicale. Dans ces quarante paysages, c’est la musique en direct qui donne l’intention. Cinq danseurs, deux pianistes, deux chanteuses et un film rassemblent des icônes vivantes.

Une pièce complexe par ses agencements autour de la musique, un film projeté et des interprètes qui trouvent leur place entre la danse et les images. Comme des étiquettes iconographiques qui transfèrent le réel dans le fantasme. La musique de Yvan Blanloeil et Serge Korjanevski est le fil continu sur lequel des icônes vivantes viennent en contrepoint du propos musical et de l’image projetée. Ou alors, à l’inverse, ce sont les corps vivants qui suggèrent d’aller plus loin dans la neutralité qu’autorise l’image-vidéo dans une sorte de voyeurisme décalé ; les cinq danseurs suggérant les situations incongrues de l’amour et de ses travers comme un cliché photographique éphémère.

C’est grâce à cette double image que Valérie Rivière construit une pièce finalement très élaborée, serrée entre le chant qui plane imperturbablement au-dessus d’évocations de l’amour pour donner une dimension satirique, sacrée ou inespérée aux situations amoureuses et de ses déviances.

L’imagerie populaire a toujours eu pour fonction d’exorciser le « principe erroné selon lequel l’homme est un animal et que l’animal aime l’homme ». Comme les petites filles effrontées, Valérie Rivière a toujours eu l’impertinence de nous conduire entre l’humain et l’animalité, dans des univers hors du commun, sans complexe. Et c’est très bien ainsi.

 

Michel Vincenot

3 mars 2000

Distribution

 

Chorégraphie Valérie Rivière, cie Paul-les-Oiseaux

 

Danseurs :

Marie Cool

Rodolphe Fouillot

Vanessa Leprince

Damiano Molinaro

Émilie Praud

 

Pianistes Carol Escoffier, Stéphane Leach

Soprani Myriam Guez, Sandra Tarrade

Musique Yvan Blanloeil, Serge Korjanevski

 

Film Eric Legay

 

Costumes Annie Paris

 

Création masques Daniel Cendron

 

Décors plateau Philippe Casaban, Eric Charbeau

 

Décors film Jean-François Buisson

 

Création lumières Eric Loustau-Carrère

 

Commande de la 10e Biennale de danse du Val de Marne

 

Disparitions – Latifa Laâbissi

Performance à l’Université

Il est midi à l’Université, l’heure du zénith et l’heure d’aller manger. Un «passage» au creux de la journée. L’heure n’est pas à la philosophie (quoique !) mais aux retrouvailles naturelles. Le temps de franchir un escalier et de le redescendre. Un entre-deux, au fond, comme sait l’investir la danse.

Tantôt dressée, tantôt lovée entre l’obstacle et les passagers affamés, Latifa Laâbissi, imperturbable comme d’habitude, se glisse, revient et disparaît.

Où est-elle donc passée ? Le temps d’alerter quelques distraits rôdés au parcours quotidien des files d’attente d’un restaurant universitaire. Le temps, disais-je, de mettre en garde ceux qui se prennent les pieds dans une ficelle – obstacle inhabituel du parcours du combattant -, la danseuse était là et soudain elle est ailleurs. Dans la danse, la disparition questionne toujours les comportements automatisés. Douce perturbatrice des habitudes, Latifa improvise en ces lieux devenus quelconques.

Justement, ce qui nous importe ici, ça n’est pas tant la danse, mais «le quelconque», potentiellement disponible à un événement qui peut surgir à tout instant. Non pas pour surprendre, mais pour fixer l’intensité du temps comme une présence secrète entre deux états du moment, entre deux étages. Le temps d’effleurer des corps et d’y glisser une attention discrète pour installer une présence au creux de l’être.

Entre la montée et la descente d’un ascenseur apparaît parfois l’image furtive d’un visage que l’on ne connaît pas. La mémoire a fixé l’apparition soudaine, puis la disparition de l’inconnu rencontré par hasard. Vraisemblablement, il ne laissera qu’une trace fugitive. Mais au passage, il aura déplacé nos frontières et investi notre temps.

 

Michel Vincenot
28 février 2000

Distribution

 

Performance Latifa Laâbissi

Cinq de coupe – Hélène Cathala

Si Hélène Cathala s’inspire du tarot égyptien pour questionner l’esprit du monde, la découverte et la méditation, ses oracles à elle ont pris une sérieuse profondeur. On s’attendait à voir l’imagerie naïve des prédictions d’un jeu de cartes, on découvre le corps en gestation. Entre l’intention de départ et l’aboutissement de cette création, l’effet perturbateur de ce quintet résume la trajectoire de deux hommes et trois femmes qui offrent la danse comme on aime la voir. Une danse investie des divers matériaux, des différents interprètes.

Exigeante, certes, car c’est une pièce qui n’attend pas l’effet «joli» pour satisfaire. La musique de Francine Ferrer tranche dans le vif de l’inconnu comme si elle avait rejoint d’emblée l’intention secrète de la chorégraphe. Les sons cisaillent le geste, ou, se glissent dans l’interstice du mouvement qui germe, puis se dit, puis s’abandonne à l’attente, à l’ordre ou au désordre. L’espace reste toujours lisible parce que le mystère est présent en filigrane comme pour inviter l’homme au rendez-vous de ses origines.

Il y a dans cette approche une démarche radicale. Déterminée à conduire jusqu’au bout l’impossible parole venue du chaos, Hélène Cathala ne transige pas. A chaque instant de l’exploration, elle coupe dans la chair tout ce qui peut l’empêcher d’être vraie. Et dans la même exigence, la détermination des danseurs réhabite la danse dans son état brut, c’est-à-dire dans la subtile recherche de l’équilibre.

L’espace s’effondre quand le corps a perdu ses repères ; l’espace se construit quand le corps y propose ses attentes. Toujours à la frange du basculement, l’espace tient sur le fil d’une proposition inattendue qui vient changer le cours des événements. Ce que la danse a trouvé de mieux à explorer, elle le dit en toute simplicité. Quant au corps, il prend la mesure de la fracture qu’impose la lumière quand elle traverse comme un glaive les univers oniriques de l’humain.

Entre la suspension, l’oscillation et le lâché, il y a la sensation de la présence qui redonne tout son sens aux touchés aveugles. Toucher pour situer les repères, toucher pour explorer plus loin les univers indicibles de l’être.

Ainsi, les portés à l’horizontale contrebalancent – comme en architecture – les portés verticaux. Ils conjuguent simultanément la gravité et l’esprit, la chute et l’élévation. Autant de situations paradoxales que la danse décline en toute liberté pour écrire l’humain dans sa riche complexité. Imaginez un instant l’homme à la fois poids massif et papillon évanescent. Imaginez aussi qu’il puisse dans le même temps marcher et s’arrêter, reculer et avancer ; chercher les appuis sur les pieds ou tenter un équilibre sur la tête. Un monde à l’endroit et un monde à l’envers. Une vision cosmique dont les regards croisés refont la synthèse. Ce qui est impossible à dire est possible à danser. De la vision oculaire à la vision rêvée, le nuancier des couleurs d’interprètes recompose tour à tour les individus entre eux ou les déstructure. Passage obligé de l’apprentissage du groupe ; les deux chorégraphes l’avaient déjà fait à merveille dans «Si j’étais toi».

Et lorsque vient la solitude finale, il reste une présence de l’instant, de ces instants contradictoires portés par un dilemme kafkaïen, traversés par des échappées furtives et des enfermements hagards. Les hommes ont ceci en commun : ils peuvent à la fois articuler le langage et inventer le rêve quand vient la lumière et disparaît le chaos.

Hélène Cathala voulait que cette pièce fût «une longue frise onirique où prennent place les figures du passé et les attentes à venir». Sans le savoir ou sans le vouloir, cette création l’a menée au-delà de ses attentes.

«Cinq de coupe» est le récipient de l’alchimiste où se mélangent hommes et femmes en situation de doute, de constructions et de déconstructions… Un espace qui colle à la juste condition humaine, un précipité des origines confrontées à la réalité du temps présent.

 

Michel Vincenot
6 février 2000

Distribution

 

Chorégraphie : Hélène Cathala
assistée de Fabrice Ramalingom
Cie La Camionetta

 

Danseurs

Rebecca Adam

Christophe Brombin

Ulrich Funke

Nathalie Hervé

I Fang Lin

 

Création 3 février 2000, Théâtre de l’Odéon, Nîmes