Merci au public 1998 – Michel Vincenot

Festival de danse Plurielles 1998

 

La pierre sur laquelle il se reposait était le seul témoin de ses pensées. Mis à part les chèvres, bien sûr, qui connaissaient depuis la nuit des temps le moindre de ses gestes.

«Excusez-moi Madame, mais quand le monde apprenait à lire et à écrire, moi je gardais les chèvres ...»  C’était la seule phrase qu’il répétait correctement avec une savoureuse politesse. Le reste du temps, il ne connaissait que le silence, et les chèvres bien sûr. Par hasard, il avait appris que l’on pouvait « lire l’alphabet entier du désir quand une main traverse l’air à la rencontre d’une autre main.»*  Mais il était inhabituel qu’il croisât d’autres gens. À vrai dire, il ne connaissait que l’espace. L’espace rare qui fait bouger sans cesse toutes sortes de désirs.

Cet homme aux grands yeux clairs ne connaissait rien du monde. Mais n’importe quel chorégraphe eût appris de lui que le silence pouvait s’ouvrir à la présence charnelle et généreuse du corps. Après tout, si ce monde est pressé, qu’il apprenne à vivre avec le temps. Et s’il ne restait que le silence, ce serait le plus beau cadeau que la danse nous offrirait en héritage.

 

* Paul Auster, Espaces blancs

 

Michel Vincenot
3 avril 1998
Merci à Léo, suite au spectacle « Elles, nous, eux » de Robert Seyfried.

Un lieu naturel d’échanges, éditorial – Michel Vincenot

Editorial 1998

 

À l’avenir, un théâtre sera le lieu naturel d’échanges culturels, de rencontres inédites, ou sera voué à la disparition. Il n’est plus possible, en cette fin de siècle, de concevoir le patrimoine artistique comme un trésor enchâssé que l’on protège. Les influences extérieures régénèrent les traditions millénaires. Il faut aller vers et «travailler dans l’ouvert» disait Rilke.

Un lieu de culture est d’abord un carrefour de passage sans souci racoleur. Ouvert à l’échange disponible, au point de ne plus savoir à l’avance ce qui transformera, ensemble, les passagers de l’art : danseurs, comédiens, auteurs, musiciens, plasticiens … et populations … tous individus confondus.

Mélanger les personnes d’origines sociale et géographique différentes est une merveilleuse chance pour la culture. Confronter les styles et les propos des uns et des autres, parfois contradictoires, est un ferment dont on ne connaît pas, d’emblée, les effets futurs. Il faut donc revisiter le temps, reconsidérer l’attention que l’on porte aux plus petits signes de la vie des humains. Ne pas céder à la précipitation de l’approche d’un nouveau siècle, promis au «bonheur» des uns et à la détresse des autres. Rien ne change au fond, sinon la façon de regarder l’avenir. Avons-nous songé un instant que l’on pouvait préparer le siècle qui vient en écoutant Mozart ? Nous sommes à la fois proches «des Lumières» du XVIIIe et de la barbarie du siècle finissant.

En ce 5e Festival de danse, l’année 1998 se décline comme une charte, un engagement éthique qui questionne désormais la culture à part entière. Le Théâtre Saragosse s’apprête à faire vivre ensemble le multimédia et la danse ; les systèmes de communication d’un monde virtuel à l’échelle de la planète, et le charnel de l’art vivant à la mesure de l’individu.

Il faudra en effet rechercher la pertinence des repères à travers «les nouvelles technologies de la communication» – à la mode, oui, mais incontournables ! – pour redonner aux hommes et aux femmes le temps nécessaire de l’invention technique et de la vie amoureuse.
Joli défi et passionnante aventure suggérés dès cette année par les danseurs. Yvann Alexandre, un des plus jeunes chorégraphes, rencontre les adolescents mais aussi les moins jeunes, à la façon Cunningham à ses débuts, musique techno en plus. Christian Bourigault, représentatif de la danse des années Bagouet, déconstruit tout discours convenu pour mettre au premier plan le mélange des couleurs de peau, une sorte de citoyenneté à l’échelon mondial. Bernard Glandier met en scène de jeunes danseurs avec le souci de la construction autour de la musique, pour garder la mémoire de ces petits faits et gestes qui cimentent le groupe. Catherine Berbessou fait danser avec énergie et ingéniosité les relations tendues de couples. Le tango est une histoire d’amour plus proche de l’engagement que de la sensualité facile. Et, au final, la dernière création de Robert Seyfried qui adjoint à ses danseurs une fanfare locale, trois tableaux délicieux au cas où nous aurions perdu l’envie de vivre.

Entre-temps, la jeune danseuse Sandrine Maisonneuve prépare sa toute première création à la Commanderie. Elle y précède le comédien Alain Neddam qui conclut le parcours inédit, le centre nerveux du Festival. «La danse ouverte». Cinq étapes pour traverser autrement la danse. Les spectateurs, les jeunes des quartiers et les enfants en sont les acteurs, puisque les initiatives sont également locales . Ceux que nous appelons traditionnellement «les publics » deviennent à la lumière du printemps nos invités d’excellence.

Michel Vincenot
Janvier 1998

Les traces de l’éphémère – Michel Vincenot

Editorial Brochure Festival 1997

Que nous donne-t-on à voir ? Dans quels lieux nous est-il permis de penser sans en faire une histoire ? En ces temps où règnent les improvisations de l’urgence, légitimes certes, car la dignité humaine est la priorité des priorités. Les danseurs sont au cœur de cette mouvance. Ils en sont même les vases communicants … Je veux dire qu’ils sont à l’écoute du moindre signe qui surgit ça et là lorsqu’il s’agit de redonner à l’homme sa dignité culturelle.

Le Festival s’ouvre sur l’Espagne et se conclut par le Portugal. Pays de proximité, prêts à tous les sacrifices pour échanger leur culture ; fous de désir d’exporter leurs trouvailles chez leurs voisins européens qui furent dans les années 80 les aventuriers de la danse – devenue depuis  contemporaine -. La France notamment, et la multitude de chorégraphes qui suivirent les traces de Jean-Claude Gallotta, Maguy Marin, Pina Bausch, Dominique Bagouet… pour n’en citer que quelques uns.

L’Espagne ouvrira donc le Festival. Vicente Saez vient du Sud, là où la lumière est belle et la tradition sacrée. Une Vierge de l’Assomption ! Mère, protectrice, nourricière … comme le sont les déesses de la mythologie, sous toutes les latitudes.
Le Portugal conclura. A l’inverse de l’Espagne, Paulo Ribeiro joue les iconoclastes et règle ses comptes avec les traditions rigides. Il nous met à l’épreuve de la grâce amoureuse, sans se prendre au sérieux.

Entre les deux, des compagnies françaises qui ont su garder l’espoir des moments d’échange, saisissant au passage les plus fines inventions chorégraphiques sans mot, sans bruit, telle Olivia Grandville qui apprit de Bagouet que les corps pouvaient parler jusqu’au bout des doigts. Fabrice Ramalingom et Hélène Cathala furent de l’aventure. Ils en ont gardé des images éphémères , poétiques et tendres. Ils sont aujourd’hui trois chorégraphes invités du Festival Plurielles. Ce qualificatif est plus que jamais un rendez-vous.

Pour la première fois, les danseurs contemporains auront l’occasion de rencontrer la danse hip-hop. La danse de la rue… sur un plateau de Théâtre. Oh  certainement pas pour verser dans la mode, mais pour relier les uns aux autres. Pour qu’ils se disent ce qu’ils ont à se dire. Une rencontre avec une journaliste de la danse introduira ce dialogue.

Entre temps, on s’intéressera bien sûr à d’autres jeunes compagnies. Christiane Blaise et sa belle histoire de grand-mère. Dominique Rebaud sur les traces d’un roi Ubu plus que jamais dérisoire. Enfin, la jolie Pascale Houbin à qui nous offrons deux jours du Festival en deux lieux différents : au Théâtre et à La Commanderie. Emouvante tentative de cette danseuse qui porte la langue des signes jusqu’au mouvement de la danse ; le langage des sourds en un lieu qui fut jadis le havre de marcheurs silencieux sur les chemins de Saint-Jacques.

Au carrefour de ces rencontres : une exposition de Laurent Lafolie et le public. Il n’y a pas de danse sans ceux qui la regardent. Ceux-là sont de plus en plus jeunes et trouvent en quelque sorte dans cet art ce qu’ils y apportent, sans se soucier de ce qu’il y a à comprendre. Ils croisent au passage ces danses éphémères pour glaner çà et là quelques instants de plaisir volés à la vie, sans savoir exactement où mènent les chemins et qui les conduira.
Demain, où seront-ils ?

Michel Vincenot
8 Janvier 1997

La danse contemporaine, miroir d’une société en état d’errance – Michel Vincenot

Article pour le journal La République des Pyrénées

 

À l’aube du quatrième Festival PLURIELLES de danse contemporaine, le Théâtre Saragosse pose quelques questions sur les pratiques de l’art aujourd’hui et dresse l’état du public de la danse. Ses attentes, ses comportements, et surtout les motivations des jeunes de moins de vingt-cinq ans, particulièrement touchés par cet art, relativement récent.

Et si, en cette fin de siècle, le public recherchait spontanément de nouvelles approches de l’art, notamment contemporain ? D’un art nécessaire à la reconstruction culturelle, sans rien dire à personne, à l’écart des média ? Et s’il devenait signifiant d’aborder l’art, les arts, sans se préoccuper de la question : comment les faire connaître et apprécier, comment « faire du public » comme on dit couramment dans le milieu des centres culturels ?

Et si cette dernière question devenait subitement caduque ? Si l’on changeait les points de vue, les règles du jeu ? Dès lors que le public se trouverait naturellement interpellé par un nouveau rapport à l’art ?  On pourrait alors tenter d’analyser autrement la réalité sociale en y portant un regard serein, dépourvu de la préoccupation d’urgence qu’a engendrée notre société économique en plein désarroi.
Et si la réponse venait tout simplement de ce public, des gens confrontés subitement à l’art. Ce public que l’on écoute si peu, perdu dans les méandres des observatoires socio-économiques qui font pléthore et qui parlent à sa place ?

La danse, miroir du public

La danse contemporaine, cet art relativement neuf, fait voler en éclats les théories échafaudées depuis quelque temps sur la destinée culturelle de notre pays. Les bonnes intentions démocratiques, les semblant d’insertion culturelle ; tous les projets de société construits dans la précipitation que l’on s’emploie à présenter comme la panacée incontournable de cette fin de siècle.

Alors regardons de plus près la réalité. Simple constat. Trois ans de festival de danse contemporaine, dans une ville moyenne de province : Pau. Une expérience banale en quelque sorte. Pourtant, c’est le public lui-même qui devient à la fois indicateur et acteur, une source d’information sur les mouvements de société. On aurait pu penser en effet que la danse contemporaine serait le refuge de quelques initiés, en mal de snobisme contemporain.

Erreur. Ce que nous apprend le public de la danse, c’est d’abord la mobilité, dans le no man’s land d’une société en errance, sans cesse en déplacement, sans cesse désinstallée, dans l’espace et dans la tête. Le public fragilement fidélisé de l’année précédente disparaît, tandis que les nouveaux venus n’hésitent pas à s’approprier les pratiques des fidèles de longue date : abonnements sur la totalité d’un festival, sans en connaître ni vraiment l’art, ni vraiment le contenu. Cette fidélisation ponctuelle et de courte durée est-elle un acte de confiance absolue au programmateur ? Certainement pas. En vérité, le public disparaît et réapparaît aussi vite qu’il change d’habitation pour trouver du travail (les nombreux retours de courriers « inconnu à l’adresse » en sont le témoignage). Comme si l’éphémère était devenu une constante de la vie moderne, au point que le programmateur n’a plus le temps de s’endormir. Il doit sans cesse remettre en question les propositions, sans cesse adapter ses projets à de nouvelles situations qui sont perpétuellement assorties de la question : Pourquoi sont-ils là ? Que cherchent-ils ? Qu’attendent-ils ?

La danse de l’éphémère

Mais, chose étonnante, le public rencontre naturellement dans la danse un art qui s’affirme lui-même éphémère. Ephémère dans le propos, dans le style, dans la technique, dans l’émotion fugace où l’on vient prendre un peu d’énergie pour continuer. « Je passe et je repars, sans être obligé de justifier quoi que ce soit.»

Étonnante adéquation des propos de la danse contemporaine et d’un public plutôt jeune (71% des spectateurs ont moins de 25 ans) qui se reconnaît naturellement dans ce langage du corps, sans se préoccuper de savoir ce qu’il y a à comprendre. Il trouve en quelque sorte dans la danse ce qu’il y apporte, et cherche à y combler quelques lacunes d’une vie incertaine. L’errance. Sans doute parce que la danse contemporaine transcrit immédiatement ce que la vie quotidienne nous spolie. Sans doute la danse apporte-t-elle de toutes petites lumières dont on est sûr que celles-là, au moins, ne trichent pas ; qu’elles parlent de désespoir ou de transgressions sociales trop lourdes à porter seul.

Étonnant révélateur de publics qu’est la danse contemporaine. Cet art si particulier se soucie de l’aujourd’hui et donne tant soit peu l’espoir de recoller demain les morceaux. Ou au contraire, il refait à sa façon une timide révolution culturelle qui concerne cette fois-ci l’individu au travers du corps, et non plus par le groupe. Une révolution qui prend le temps en considération, surtout celui de se fixer et de vivre décemment. Une révolution qui vole un peu de temps à la vie.

La danse décrypte dans l’aujourd’hui le plus petit signal d’échec ou la moindre lueur d’espoir, et croise au passage ces gens qui voyagent sans savoir exactement où mènent les chemins et qui les conduira.

 

Michel Vincenot
23 mai 1996

Un petit cadeau en passant, merci au public – Michel Vincenot

Fin du 3e festival de danses Plurielles

 

Troisième festival de danse. Fin et suite… L’heure est au bilan. Et un bilan est pour tous l’occasion attendue de poser honnêtement la question «Quelles traces le spectateur aura-t-il gardées de ces moments de danse, si différents les uns des autres ?»
Des déceptions ? Peut-être. Des mystères ? Sans doute. Mais aussi l’espoir de prolonger des instants qui n’appartiennent qu’à soi-seul, sans que personne ne le sache vraiment, sauf l’ami, le confident. La vie en somme.

La danse est au corps ce que le théâtre est au texte. Petit cadeau en passant d’une comédienne, auteur de théâtre. « Il arrive parfois qu’en cours d’écriture, le texte sans prévenir, comme échappant à la vigilance de l’auteur s’écrive « tout seul ». Moment d’exception, rapide comme la foudre, moment d’excellence dont on ne peut découvrir l’origine. Le texte se fait, se combine, s’envole et s’enroule « tout seul ». Il se met à la place de l’auteur. Surgit un adjectif qu’on fréquentait à peine, une image comme tombée des cintres, une aisance générale qui abolit toutes les aspérités, une sorte de magie qui s’apparente à l’éclair et qui fait naître à votre insu cette chose venue d’ailleurs : des songes, ou de la veille ou du lendemain ? Comment dire ? C’est un morceau de vie qui passait par là, si imprévisible et si léger qu’en parler est presque une faute.»

Denise Bonal parle si bien du texte que nous pourrions y souscrire pour la danse, comme un funambule qui, un soir, en pleine forme, se dirait tout bas : «Et si je marchais sans mettre les pieds sur le fil ?»

Merci aux enfants, merci aux jeunes, merci à tous les publics.

Michel Vincenot
6 avril 1996

La danse, défi de l’altérité – Michel Vincenot

Ouverture du Festival de danse Plurielle 1996

 

La danse nous demande l’effort d’entrer dans l’univers inconnu de l’autre ; dans le secret qui s’alimente à l’universel des hommes et des femmes qui nous ont précédés, et qui viendront après. Mais le secret n’est pas l’intimité, pour autant qu’il pose sans cesse la question qui vient tôt ou tard à l’esprit de chacun : Quand serai-je à la dimension des autres, ceux que le discours a du mal à cerner, ceux dont le corps m’est inaccessible malgré l’évidence de son immédiateté ?

L’aventure de la danse n’est pas d’entrer en contact avec le corps de l’autre -cette expérience nous est déjà naturellement donnée dans la relation amoureuse- mais plutôt d’entrer en contact tout court. Le danseur n’est que l’intermédiaire de mon corps. Il se risque à le conduire le plus en avant possible, à la recherche incessante de ce qu’il me faut apprendre de lui, c’est-à-dire l’extrême limite qui me révèle être de compromissions et de clarté, y compris dans ce que j’ai décrété « inacceptable ».

Justement, l’inacceptable est, d’une certaine manière, un territoire déjà conquis et pourtant toujours inaccessible. Ce serait peut-être là une des fonctions de l’art, et plus précisément de l’art des corps qui dansent : préserver l’intimité de chacun, tout en livrant ce qu’il y a de plus secret. A savoir, ce qui relie mystérieusement aux autres. Les autres sont, par définition, ceux qui ne nous appartiendront jamais.
Alors la danse devient réellement la mise en espace, la mise en demeure des corps, l’invitation naturelle à se confronter à cette altérité si difficile à vivre, si difficile à regarder en face, tant nous sommes devenus myopes, et tant nous nous sommes fait une raison de cette myopie.

La danse contemporaine nous invitera donc à regarder de tous côtés, sur le plateau comme dans la vie, ou alors nous prendrons définitivement le parti de n’accepter de voir qu’une infime parcelle de l’Histoire, celle qui nous intéresse au premier chef : la nôtre.

Michel Vincenot
5 mars 1996